CHAPITRE XI

 

Irshaw était livide. La colère allumait dans ses yeux une flamme insoutenable, destructrice. « Un regard de bourreau, songea Elsy, d’exécuteur… » Ils étaient tous réunis dans la salle d’accès qu’occupait en partie le véhicule du maître des lieux, seule Mandy avait gardé la chambre. Deux robots descendaient précautionneusement la rampe de béton, s’enfonçant au creux du tunnel asséché dans un concert de cliquetis répercutés par la voûte grise. Personne n’avait ouvert la bouche depuis près de cinq minutes, et le silence prenait de seconde en seconde une densité plus inquiétante. Maintenant Irshaw faisait les cent pas devant l’entrée de la galerie encore jalonnée de flaques gluantes. Les robots émergèrent enfin du trou d’ombre, traînant dans leur sillage un paquet inerte aux formes indéniablement humaines.

Elsy avala sa salive dans une contraction douloureuse. Suzan, David et les autres échangèrent un coup d’œil interrogateur. Lorsque les androïdes atteignirent enfin le plan horizontal la lumière des projecteurs grillagés tomba directement sur le corps de Merl, grotesque dans son emballage noirci. Le sac moulant sa tête adhérait comme un masque mortuaire aux contours de son visage, soulignant plus particulièrement la bouche grande ouverte sur une ultime suffocation. Elsy nota que la peinture avait effectivement résisté aux assauts des sucs dissociateurs, et que le scaphandre semblait intact.

Irshaw s’agenouilla, enfila une paire de gants de caoutchouc et détacha le sac-cagoule au moyen d’un canif à manche d’argent. La face du voyou apparut, violette, cyanosée à l’extrême, avec ses globes oculaires sillonnés de veinules éclatées :

— Et voilà ! rugit le gros homme. Regardez votre petit copain ! Le gars-qui-se-croyait-plus-malin-que-tout-le-monde ! Je l’ai trouvé tout à l’heure, au milieu du siphon ! Il n’a pas pu dépasser la moitié du tunnel, l’asphyxie l’a tué avant ! Bon sang ! Où se croyait-il ? Dans une piscine ? On ne nage pas dans la boue : on coule ! Vous n’avez jamais observé une mouche se noyant dans la crème ?

Il se redressa en soufflant. La colère lui empourprait les joues, faisait battre sa carotide.

— C’est grave ! hurla-t-il. Très grave ! Vous ne comprenez pas ? Vous, moi… Nous ne sommes rien d’autre qu’une banque, et toute banque repose sur la confiance ! Si le client se méfie, il reprend aussitôt son avoir… et c’est la banqueroute, la faillite ! Il n’y a pas de système bancaire sans confiance… Une idiotie du type de celle que vous avez présentement sous les yeux peut ruiner en vingt-quatre heures toute notre combinaison… Enfin vous ne saisissez pas ? Merl s’est enfui avec des bras qui ne lui appartenaient pas, il est mort avec des membres qu’on nous avait confiés, et sur lesquels il était chargé de veiller ! C’est… c’est comme un voleur de tableaux qui mourrait dans un incendie avec les toiles qu’il a dérobées. De même qu’un chef-d’œuvre est irremplaçable, les pièces d’anatomie qu’il avait en dépôt sont irremplaçables ! Que pourrons-nous dire à leur propriétaire quand celui-ci viendra récupérer son bien ? Hein ? Quelle excuse invoquer ? Aucune ! Quel dédommagement imaginer ? Aucun ! Qui d’entre vous aura le courage d’aller dire à ce type : « Pardon, m’sieur, mais y a comme un ennui, on a perdu vos bras ! C’est pas de chance ! »… ?

— On… on ne peut vraiment pas les récupérer ? hasarda timidement David.

Irshaw bondit sur place.

— Récupérer des morceaux de cadavre ? Riche idée ! Il est mort, tu sais ce que ça veut dire ? Ses cellules sont inertes, aucun échange ne s’effectue plus au niveau des molécules… Non, le préjudice est irréparable. Notre seule chance c’est que le type en question ne se présente pas dans l’immédiat, autrement nous sommes foutus ! Si on l’éconduit sous un prétexte quelconque il va flairer l’arnaque. En vingt-quatre heures la nouvelle aura fait le tour de la planète et on verra rappliquer tous nos abonnés. Il faudra TOUT restituer, et ce sera la fin de la poule aux œufs d’or, plus personne ne nous fera confiance… Bon sang ! Quel crétin ! Se faire la malle alors que le fric afflue à pleins tonneaux, que les demandes de dépôts s’entassent ! Il nous reste à peine quatre mois à tirer ! Quatre mois avant de disparaître dans la nature les poches pleines de lingots d’or !

Il se passa nerveusement la main dans les cheveux, Elsy remarqua à cette occasion que ses doigts boudinés tremblaient.

— La poule aux œufs d’or, marmonna-t-il une nouvelle fois entre ses dents l’air un peu hagard, puis il les congédia d’un geste.

« Filez dans vos chambres, il faut que je réfléchisse, que je trouve une parade. »

— Et… Merl ? souffla Elsy. Qu’est-ce que vous allez faire de son… du corps ?

Irshaw eut une brève quinte de rire, un spasme du diaphragme qui ressemblait plus à un aboiement qu’à un rire humain.

— Il voulait plonger ? martela-t-il. Eh bien, il va plonger, sans sa tenue de carnaval évidemment ! Le tunnel ne mettra pas cinq minutes à le digérer, parole !

Elsy battit en retraite, terrorisée par l’éclair de folie qui brillait au fond des yeux du gros homme. Lorsqu’elle monta l’escalier, elle courait presque. Elle s’allongea sur sa couche, le visage dans l’oreiller. Ainsi Merl n’avait pas même atteint le jardin, n’apportant du coup aucune pièce susceptible de confirmer ou d’infirmer le pouvoir destructeur de celui-ci. Bluff ou réalité ? La polémique gardait toute sa vigueur. Elle fut coupée dans ses réflexions par des hurlements hystériques en provenance de la chambre de Mandy. Elle se releva, poussa le battant blindé que les robots retenus en bas par leur besogne de fossoyeurs n’avaient pas encore verrouillé. Ulm se tenait au milieu du couloir, il haussa les épaules…

— Elle vient d’apprendre… pour Merl, fit-il à mi-voix, elle encaisse très mal la chose. Depuis qu’elle a perdu ses mains, je crois que ça ne va plus très bien dans sa tête…

Elsy serra les lèvres. Ulm avait probablement raison, mais combien suivraient la même pente au cours des prochains mois ? Combien de fous ? Combien de suicides avant qu’Irshaw ne déclare l’opération terminée ? Elle n’osait y songer.

 

*

* *

 

À partir de ce jour l’atmosphère se dégrada de façon manifeste, l’ennui fit place à une sourde hostilité, à une grogne permanente. On contesta la nourriture, on commença à se plaindre de l’inconfort des installations. Chaque fois qu’un robot se présentait, porteur d’un plateau, il était régulièrement accueilli par une volée de projectiles arrachés à la literie : oreillers, polochons, coussins… Enfin, Mandy, qui ne supportait plus d’être enfermée, mit le feu à sa chambre, noyant tout le premier étage dans un nuage de suie nauséabonde. Irshaw fut assez intelligent pour ne pas céder à la tentation de la fermeté. Sévir n’aurait abouti qu’à fortifier la révolte embryonnaire couvant au sein du bunker, il choisit donc la voie des accommodements. Les « pensionnaires » obtinrent de ne plus être condamnés à croupir derrière des portes verrouillées. Désormais il leur fut possible de communiquer entre eux, de se réunir, ou de se déplacer d’une pièce à l’autre au gré de leur fantaisie. Les repas atteignirent un certain niveau de raffinement, les alcools se signalèrent par un arrivage massif, suivis de près par un grand nombre de drogues « douces ». Contrairement à ses compagnons qui n’hésitèrent pas une seconde à explorer tous les chemins du sybaritisme, Elsy ne fut guère sensible à ces « gâteries ». Pour elle, il était évident qu’Irshaw ne cherchait qu’à gagner du temps en noyant les vrais problèmes sous un rideau de fumée. Avec une pointe d’inquiétude, elle se demanda même si leur geôlier ne comptait pas leur fausser compagnie à la faveur de la liesse générale. Mais non, c’était ridicule ! Irshaw ne voulait que rentrer en grâce, faire oublier ses excès d’autoritarisme. Le temps passait, il lui fallait maintenant compter avec le psychisme délabré de ses « employés ». Une fausse note, un coup d’éperon mal à propos et ce serait l’éclatement, l’affrontement ouvert. Le conflit, LA MUTINERIE. L’aventurier n’avait aucun intérêt à favoriser une telle situation, il y avait fort a parier que sa politique consisterait au cours des mois à venir à préserver un statu quo fort rémunérateur. Malgré le bien-fondé de tels arguments, Elsy ne se sentait pas à l’aise. Quelque chose couvait… Une vérité trouble qu’elle devinait sans parvenir à la formuler, et les paroles de Merl lui revenaient sans cesse à l’esprit : « Il y a quelque chose qui cloche, c’est comme si… » Elle ne finissait pas de buter sur ce « comme si ». Jusqu’à présent obnubilée par les problèmes physiques et moraux de l’échange, elle n’avait jamais réellement réfléchi à l’ensemble de l’opération. Le seul fait de se savoir hors de portée de la police, de la haine de Léonora, et des investigations de la milice, avait fini par prendre plus d’importance à ses yeux que l’éventuel pactole que leur faisait miroiter Irshaw depuis près de huit mois. Toutefois, maintenant que l’existence du DEHORS s’affaiblissait de jour en jour dans sa conscience, de nouvelles interrogations surgissaient, remplaçant ses craintes d’antan…

Affectant une euphorie qu’elle était loin d’éprouver, elle commença à traîner de pièce en pièce, ouvrant l’œil, enregistrant les allées et venues des robots, essayant de surprendre les conversations téléphoniques d’Irshaw. Si extérieurement elle offrait l’image d’une fille jeune en proie à la joie pâteuse des hallucinogènes, intérieurement elle était plus crépitante qu’une tête magnétique de détection. À vrai dire elle n’avait aucun plan, aucune idée préconçue. Elle ne savait même pas ce qu’elle cherchait, et, au contraire de Merl, elle n’était pas rongée par le besoin tenace de s’évader.

Depuis quelque temps Irshaw ne quittait plus le bunker, retranché dans son vaste bureau, il avait inondé les différents passages et verrouillé les commandes de son véhicule au moyen d’un code inconnu. Elsy s’en était aperçue en pénétrant dans la salle d’accès. La voiture faisait face à la rampe aussi inentamable qu’un bloc de granit avec son tableau de bord éteint et ses portières qu’on eût dites soudées. Ce n’était plus une auto, mais une sorte de sépulcre inviolable, de sarcophage étanche bâti pour résister aux assauts des pillards les plus ingénieux…

Toujours rôdant et minaudant, elle avait noté que le gros homme semblait préoccupé par un problème insoluble. À plusieurs reprises elle l’avait entendu pianoter inlassablement sur le clavier du téléphone, sautant d’un numéro à l’autre, cherchant à joindre un mystérieux « M. Lew » qu’aucun de ses correspondants ne paraissait capable de localiser. Le lendemain, David, Lora, Suzan et Ulm improvisèrent une orgie à laquelle elle ne pouvait dignement refuser de participer sans donner immédiatement l’éveil. Irshaw suivit d’ailleurs le déroulement des opérations d’un œil bonhomme, encourageant les combinaisons les plus complexes d’un ton faussement jovial, versant forces coupes de champagne et distribuant les pilules aphrodisiaques à pleines poignées. Elsy prêta son corps mais s’abstint de toute ingestion liquide ou solide. Elle trempa consciencieusement ses lèvres dans chaque verre tendu, se jeta sur les comprimés avec des clameurs hystériques, mais n’avala ni le vin ni les euphorisants. La lueur froide et calculatrice qui brillait dans les yeux d’Irshaw annonçait que quelque chose d’important était en marche… Une chose à laquelle il préférait qu’aucun des « pensionnaires » n’assistât, et qu’Elsy ne voulait manquer pour rien au monde.

Elle ne tarda pas à se féliciter de son abstinence. Très vite en effet, les érections se firent molles, les cris de plaisirs somnolents. Quand le dernier de ses compagnons se fut écroulé sur la moquette en proie à une irrésistible envie de dormir, elle s’allongea à son tour au milieu des corps nus et poisseux de semence, simulant le plus profond sommeil. Entre ses cils, elle vit Irshaw s’avancer pour constater l’effet de la drogue puis s’éloigner, l’air satisfait. Quelques minutes après, elle entendit les borborygmes caractéristiques du tunnel d’accès qu’on vidait. Elle pensa tout d’abord que l’aventurier quittait le bunker, puis un son insolite lui apprit qu’elle se trompait : le bruit d’une voiture qui s’approchait, montant du fond de la galerie pour pénétrer dans la salle tenant lieu de garage… Il y eut un crissement de freins, une portière qu’on claquait, puis à nouveau l’écoulement écœurant du liquide envahissant le passage. Irshaw ne laissait rien au hasard. Le cheminement des talons sur les carreaux du hall prenait la direction du bureau d’apparat, au rez-de-chaussée. Elle se dressa sur les genoux, le cœur battant la chamade. Si elle voulait apprendre quelque chose elle ne devait pas hésiter ! Elle enjamba rapidement les corps enchevêtrés et courut dans le couloir. Ses pieds nus humides adhéraient au béton comme des ventouses. Elle dut faire halte dans sa chambre pour enfiler une paire de socquettes. Une seconde elle se vit dans le grand miroir de la penderie : nue, la bouche et la pointe des seins gonflées par les morsures, les cheveux englués de semence, les pieds gainés de chaussettes ! Grotesque ! Elle se secoua, gagna l’escalier. À l’idée que les marches allaient peut-être se mettre à grincer, elle fut couverte de sueur. Et d’abord : les marches grinçaient-elles ? Pourquoi n’avait-elle jamais prêté attention à ce détail ? Quelqu’un comme Merl y aurait pensé. Elle se colla au mur et descendit le plus lentement possible. Irshaw se sentait en sûreté : il avait laissé la porte du bureau ouverte et désactivé les robots qui se tenaient présentement au garde-à-vous au centre du hall. Les échos de la conversation montaient jusqu’à la jeune fille sans qu’elle pût encore identifier le contenu des phrases. Pourtant – curieusement – la voix qui répondait à Irshaw lui parut, sinon familière, du moins évocatrice. Elle avait déjà entendu ce timbre, cette façon particulière et adolescente de traîner sur les syllabes, de buter sur les mots… Mais où ? Mais qui ?

Elle descendit une nouvelle volée de marches. À présent elle était presque dans le hall. La sueur l’inondait, débordait de ses sourcils, coulait entre ses seins comme au sortir d’une étuve. Elle se plaqua contre une tenture. La peur faisait bouillir son sang, ses oreilles bourdonnaient, l’empêchant de suivre ce qui se disait de l’autre côté de la cloison… Elle déglutit, libérant ses tympans de l’intolérable compression.

— Ce garçon, constatait sombrement Irshaw, ce… Merl, nous a flanqués dans une sacrée mélasse. Comme je vous l’expliquais tout à l’heure, il avait en dépôt les bras de Mac o’Mac, le champion d’haltérophilie. Je ne pouvais pas me douter qu’une idée aussi stupide allait germer dans sa tête ! À part l’argent et le sexe rien ne semblait devoir l’intéresser, pourquoi a-t-il voulu sortir ?

— Vous savez comme moi qu’il y a toujours un pourcentage de risque, d’imprévisible, fit la voix juvénile de son interlocuteur, il faut s’y résoudre. Les autres menacent-ils d’emprunter le même chemin ?

— Non. Merl était sans conteste un meneur.

— Mais auparavant il y avait eu ce… Ce Hank, que vous aviez dû éliminer…

— Oui, un trublion lui aussi, mais un plongeon dans le tunnel l’a définitivement calmé.

— Les autres ont bien réagi ?

— Oui, c’était différent, ils ne l’aimaient pas. Et puis j’ai inventé une histoire de licenciement pour rupture de contrat. Les robots ont profité de ce qu’il venait de restituer son dernier dépôt pour le… nettoyer. L’affaire était très différente. Aujourd’hui nous avons un… « un trou dans la caisse ». Un trou que personne ne peut combler parce que personne ne peut remplacer deux bras irremplaçables ! Si ce Mac o’Mac se présente demain c’est la catastrophe ! La seule solution…

— Oui ?

— La seule serait QU’IL NE PUISSE JAMAIS SE REPRÉSENTER ICI… Qu’il lui arrive… un accident. Mieux : un attentat définitif ! Vous pourriez sans nul doute convaincre nos amis d’agir en ce sens…

— Sans nul doute. Depuis quelque temps ils rechignent. Ils en ont assez des mutilations fragmentaires. Ils rêvent de punitions plus… exemplaires ! Mac o’Mac pourrait bien être la première victime de ce durcissement…

— Très bien ! Très bien ! Vous n’avez pas trop de mal à les tenir en laisse ?

— Mm… Mon pouvoir est indéniablement en baisse. On ne me trouve pas assez radical. Et puis certains commencent plus ou moins à soupçonner votre existence. J’ai pu les éliminer jusqu’à maintenant, mais il ne faudrait pas que l’opération se prolonge trop longtemps.

— Combien ?

— Deux mois, pas plus. Après je ne garantis plus rien. Ce sont des fous, vous savez… Et terriblement efficaces !

— Je le sais. Nous les avions justement sélectionnés en fonction de cette… qualité, rappelez-vous.

— Et vous ? Vous ne craignez aucune agression physique ?

— Moi ? exulta Irshaw. Non ! Ils ne sont pas si bêtes. Les robots me protègent, et puis, me tuer, ce serait détruire tout espoir de quitter le bunker… Je suis le seul à commander aux serrures, le seul à connaître les formules magiques ! (Il fit une pause puis reprit, songeur :) Deux mois ? Après tout c’est mieux ainsi, les dum-dum progressent très vite, beaucoup plus vite que prévu…

Il y eut un moment de silence ponctué par le bruit aisément reconnaissable d’un flacon qu’on vide, puis par le tintement de cubes de glace contre la paroi d’un verre de cristal. Elsy ferma les yeux. Ses genoux ne la portaient plus. Elle savait que les deux hommes allaient se séparer, que dans quelques minutes ils allaient franchir le seuil du bureau pour gagner la salle d’accès et qu’ils la découvriraient là, immobile et nue contre le mur lambrissé, le corps couvert de sueur, mais elle ne parvenait plus à commander à ses membres. Son cerveau tournait comme une toupie folle dans sa boîte crânienne, irrémédiablement séparé de son système nerveux, inutile…

« Tétanie », le mot dansait sous ses paupières. Ils la verraient, dans quelques secondes, ils…

Elle aspira une longue goulée d’air, réussit enfin à bouger la cheville. Ses dents claquaient, brusquement douées d’un surprenant sens du rythme. Elle parvint à se déplacer en crabe, à s’insinuer derrière l’écran d’un rideau de velours rouge masquant une fausse fenêtre.

— Eh bien, faisons comme cela ! claironna la voix d’Irshaw toute proche.

Les deux hommes quittaient le bureau, traversaient le hall… Elle entendit distinctement coulisser le battant de la salle d’accès. Obéissant à une impulsion folle, elle écarta le pan d’étoffe, ménageant une mince fente par où glisser le regard. Elle faillit hurler de saisissement. Le visiteur, dont Irshaw serrait présentement la main, était mince, jeune comme le laissait présager le timbre de son discours. L’image de son visage extrêmement pâle, au profil en lame de couteau, enfonça comme un trait de feu dans la mémoire d’Elsy.

C’était l’homme de l’Opéra…

Le faux voleur, celui-là même qui lui avait rendu les chaussons de Léonora dans la cafétéria déserte, celui qui était à l’origine de tous ses malheurs : le Vandale !